-- Article de JP-Thibaudat --
En ces temps de retour à l’ordre moral, de régressions de tout poil, de pisse-froid, de casse-couilles, en ces temps de langue de bois et d’éléments de langage, d’anathèmes et non d’argumentaires, c’est une vraie volée de bois verts, de langue belle et bandante, de tolérance amicale et de vie sexuelle sans entrave que nous offre
« Le Banquet »de Platon, véritable hymne à l’amour, adapté au théâtre par la talentueuse et toujours surprenante
Christine Letailleur.
Les louanges antiques de l’homosexualité
Dans « Le Banquet » de Christine Letailleur (Caroline Ablain)
Son spectacle est une honte en tout, une incitation à la débauche, à la consommation de drogues (l’abus d’alcool, l’abus de mots), osons le dire : il chante les louanges de l’homosexualité.
Bref, c’est un spectacle qu’il faudrait interdire dirait Poutine. Et dire que tout cela est fait avec de l’argent public, surenchérirait Copé, applaudi par le FN resté en embuscade. Et il paraît qu’ils vont en faire la propagande dans les écoles de la République, s’étoufferait la Manif pour tous. Et oui, tout cela est vrai. Ce spectacle tombe à pic.
Après une ouverture installant un climat de sensualité remettant les pendules à l’heure des corps, on en vient au débat, à la dispute. Un fameux plateau, beaucoup mieux qu’à la télé, rien que du beau monde. Jugez plutôt :
-Socrate (Jonathan Genet), le champion du monde hors catégorie de la tchatche en forme de questions-réponses. Tout de noir vêtu, il fait mine de jouer les maîtres pour mieux se jouer de ses admirateurs, amis et disciples ;
-Aristophane (Christian Esnay), le comique de service, le roi de la comédie (reconnaissable à son masque), l’empêcheur de tourner en rond des discours de ses amis, le pinailleur dont la moindre répartie vaut mieux que l’œuvre complète conjuguée des écrits de messieurs Bigard, Roucas, Guillonet compagnie...
-Phèdre (Philippe Cherdel) qui n’est pas une femme mais un homme qui en pincera peut-être plus tard pour son beau-fils (l’histoire ne le dit pas) mais qui pour l’heure est un fougueux bretteur. C’est lui qui va proposer le thème de la soirée : Eros, le dieu amour ;
-Agathon (Manuel Garcie-Kilian), c’est le mieux roulé de la bande, le parfait éphèbe, cheveux longs, peau soyeuse (pas encore velue) et dos voluptueux ondulant comme celui d’une femme. Ses meilleurs arguments, il les puise dans sa plastique plus que dans ses tragédies, mais c’est lui la puissance invitante à cette soirée d’ivresse philosophique, c’est lui qui rince ;
-Pausanias (Simon le Moullec), gros buveur, il a pas mal picolé la veille avec Aristophane et les autres (sauf Socrate), il est barbouillé, mais son discours va le requinquer et lui faire retrouver sa clairvoyance à travers quelques saillies bien senties.
L’éloge d’Eros, dieu de l’amour
Rien que des hommes, donc. La fieffée joueuse de flûte, propre à troubler ces mâles organes par ses sortilèges, et que l’on a vue au prologue danser sur une table, a disparu, envoyée en coulisses par Socrate qui se rattrapera plus tard en faisant entrer en scène l’irrésistible Diotime (Julie Duchaussoy).
Enfin, « last but not least », arrivera du diable vauvert le dénommé Alcibiade (Elios Noël), amoureux fou de Socrate, jaloux comme une Italienne, ivre et ravagé de douleur comme une chanson de Jacques Brel, le plus sincère et donc le plus vulnérable de tous, heureusement qu’il a une barbe pour éponger ses larmes sinon le sol en serait inondé.
Chacun des convives va faire donc l’éloge d’Eros. C’est moins un concours d’éloquence (comme chez les avocats) qu’une force de conviction ludo-analytique qui les anime. Chacun y va de son argumentaire forcément invérifiable :
pour l’un (Phèdre), Eros est le meilleur des dieux parce que c’est le plus ancien (pas touche à la tradition) ;
pour un autre (Agathon), au contraire, c’est le plus jeune des dieux (il faut remettre en question la tradition).
On en appelle à Homère, à Zeus, à Achille qui se sacrifie par amour pour Patrocle, assure Phèdre. Pausanias met sur les tables les bourses d’Ouranos sectionnées par son fils Cronos. Réaction d’Aristophane, en pleine forme :
« Aïe, aïe, aïe ! Ouille, ouille, ouille ! »
Coucher tout de suite ? « Il faut résister »
Pausanias surenchérit en passant par la voie express Aphrodite. C’est une voie avec deux embranchements, soit la route vulgaire, soit la route céleste. A la fin, c’est toujours l’amant que l’on met dans son lit qui gagne, un « jeune garçon » en âge d’avoir quelques poils au menton. Pausanias prône l’amour à cœur ouvert (pas de cachotteries), un amoureux effronté, audacieux, prêt à aller se coucher devant la porte de l’être aimé. Mais il ne faut pas coucher tout de suite, précise le bretteur, « il faut résister ». Et, ajoute-t-il, pressentant que ses paroles seront synchrones du côté de la France de 2014 croulant sous les affaires et les affairistes :
« De même, je dis qu’il sera également honteux de se laisser conquérir par l’appât de l’argent, du prestige, des honneurs, du succès et du pouvoir politique, car rien de tout cela n’est stable et solide. »
Ainsi la soirée avance et vagabonde. Eros est à la fois un miroir, un prétexte et une poire pour la soif. Aristophane va se lancer dans une taxinomie des genres qui laisserait pantois plus d’un théoricien de la chose. Ah, avoir quatre fesses et deux sexes ! Socrate en a rêvé, assurent-ils tous en chœur. S’en suit une théorie de la moitié pas piquée des hannetons.
Soudain, Diotime et son long tulle blanc
Selon Agathon, Eros, il est tout beau, tout gentil, tout ondoyant, il débite des poèmes d’amour plein de fleurs bleues, il apporte « la concorde et la paix », c’est le gendre idéal du genre « Les Garçons et Agathon à table ! ».
Socrate la star parle en dernier. Mais il botte d’abord en touche en convoquant le souvenir du discours sur Eros que lui a tenu un jour une jeune femme, une prêtresse nommée Diotime. Et comme on est au théâtre, la voici qui entre en scène, son corps enveloppé dans un long tulle blanc. Elle raconte l’épouvantable naissance d’Eros, dit que c’est un démon et le prouve.
Et voici qu’elle disserte sur le désir d’immortalité chez les hommes, sur l’enfantement « selon l’âme » plutôt que « selon le corps » avant de finir par faire l’éloge de la contemplation.
Dans « Le Banquet » de Christine Letailleur (Caroline Ablain)
Après quoi, Socrate fait du Socrate, un discours parfait qui sera lacéré et réduit en cendres par l’arrivée inopinée d’Alcibiade. Et tout se terminera par un air triste d’harmonica et un rendez-vous d’amour.
C’était un pari que de vouloir faire un spectacle à partir du « Banquet » de Platon même si c’est un texte où la parole est reine. Pari parfaitement honoré avec une attention constamment tenue en éveil par la force de conviction des acteurs, l’aération de plusieurs intermèdes et une adaptation enlevée du texte de Platon par Christine Letailleur elle-même, d’après la traduction de Luc Brisson.
Leur travail avec des lycéens
Après son approche d’une pièce peu jouée de
Wedekind (« Le Château de Wettstein », splendide spectacle qui, hélas, n’a pas tourné), de regards tournés vers l’univers de
Sacher Masoch (« La Vénus à la fourrure ») ou celui de Sade (« La Philosophie dans le boudoir »), après d’autres choix tout aussi pertinents et surprenants, Christine Letailleur poursuit avec « Le Banquet ou l’éloge de l’amour » son parcours incisif loin des sentiers rebattus.
Pour finir, évoquons l’un de ces épisodes discrets qui émaillent la vie de bien des compagnies : le travail hors plateau, dans des écoles, des prisons, des établissements hospitaliers, etc. Christine Letailleur, artiste associée au Théâtre national de Bretagne, et tous les acteurs sont allés travailler pendant une semaine avec une classe de terminale scientifique et des volontaires venant des filières économique et social et littéraire dans le lycée Jean-Marie-Mennais de Retiers (Ille-et-Vilaine). Pas une heure par-ci par-là, tous les jours et tout le temps. Pendant une semaine, les cours de ces élèves ont été suspendus et ils se sont immergés dans « Le Banquet » avec la complicité de leurs profs. Une expérience qu’ils ne sont pas prêts d’oublier.
Ce n’est que par la suite qu’ils sont venus voir le spectacle. Assis vers le haut du théâtre, ils ont ri, souri. Nous aussi.
INFOS PRATIQUES
"Le Banquet ou l'éloge de l'amour" de Platon
Mise en scène : Christine Letailleur
Le Mans, L »Espal, les 1er et 2 avril.
Martigues, Théâtre des Salins, le 9 avril.
Lorient, CDDB, du 14 au 18 avril.