Par Michel Dieuaide
du magazine Les Trois Coups.com
Après « Shopping and Fucking » de Mark Ravenhill, « Froid » et« le 20 Novembre » de Lars Norén, le metteur en scène Simon Delétang poursuit son insolente chevauchée parmi une génération d’auteurs dramatiques contemporains et provocants avec « Chef-d’œuvre » de Christian Lollike. Sur le plateau du Théâtre Les Ateliers à Lyon, au son du quatuor à cordes Helikopter de Karlheinz Stockhausen, quatre comédiennes et comédiens en surchauffe physique et vocale exécutent un oratorio théâtral apocalyptique pour célébrer la mort et la résurrection de la société du spectacle.
« Chef-d’œuvre » | © Jean-Louis-Fernandez
Longues, très longues sont les minutes qui précèdent le début véritable de la pièce. Musique surpuissante, éclairage angoissant, actions répétitives des interprètes. Comme une équivalence théâtrale aux interminables minutes qui précédèrent le crash des avions sur les tours du World Trade Center pour ceux qui, équipage, passagers et terroristes, s’approchaient inexorablement de la mort. Violence absolue qui fige le spectateur sur son siège avant qu’il ne soit submergé par une vague déferlante de constats sociologiques sur les forces comparées de la réalité et de la télé-réalité, de la parole individuelle et du discours médiatisé, de la création artistique poussée jusqu’aux limites de l’inhumanité et de l’action terroriste planifiée. Quelque peu didactique, malgré le désordre justifié du collage des textes, cette première partie est la moins captivante.
S’ouvre ensuite une deuxième séquence passionnante et terrifiante à la fois. Les quatre acteurs, qui ne jouent pas des personnages, cessent de faire penser à des étudiants participant à un atelier théâtral consacré au travail du chœur. L’un est asiatique, l’autre européen blanc. L’une est métisse, l’autre méditerranéenne brune. Visages du monde à eux tous, ils parcourent les horreurs de notre planète : famines africaines, massacres du Rwanda, attentats tchétchènes de Moscou et de Beslan. Révoltés, cyniques ou désemparés, ils s’affrontent, craquent ou finissent par se taire. Derrière eux, deux totems rouges chargés de livres, symbolisant les tours de Manhattan, s’effondrent : image saisissante de la barbarie qui viole toutes les cultures. Soutenue par un magnifique travail vocal, cette étape du spectacle bouleverse tant est total l’engagement des comédiens. Étrangers à eux-mêmes, ils composent un quatuor pathétique de victimes impuissantes.
Fin du monde
La troisième et dernière partie fait encore monter d’un cran la tension dramatique. Trois des voix se sont tues. Leurs corps ensanglantés gisent. La dernière voix est celle de Mohamed, interrompue parfois par celle, enregistrée, de Mohamed Atta, l’un des auteurs de l’attentat de New York. Un personnage naît enfin sur scène. Une éprouvante et ambiguë incarnation que le déchaînement médiatique a rendu plus célèbre et plus « vrai » que Julia Roberts, Mel Gibson ou Leonardo DiCaprio, interprètes de fictions-catastrophes. La boucle est bouclée. Inlassablement, nos sociétés du spectacle transforment des criminels en héros, qui nourrissent nos pulsions les plus sombres et enrichissent les marchands de nos fragiles démocraties.
Quand on suit le travail de Simon Delétang, il faut souligner la hardiesse de ses choix dramaturgiques, et la pièce de Christian Lollike, jeune icône du théâtre danois, est un véritable coup de poing. Simon Delétang aime un peu trop le recours systématique à la fumée, l’hémoglobine et les têtes emprisonnées dans des sacs, mais il est parfois difficile de trancher entre style affirmé ou tics. Reste et s’impose que sa mise en scène de Chef-d’œuvre est remarquable d’intelligence, de rigueur et d’inventivité. À cela s’ajoutent l’interprétation émouvante et distancée de Duncan Evennou, Ambre Kahan, Ophélie Maxo et François-Xavier Phan, la création sonore subtile et envoûtante de Nicolas Lespagnol-Rizzi, la scénographie épurée et efficace de Daniel Fayet, la création lumière tranchante et crépusculaire de Ronan Bernard. Stupéfiant dans toutes les composantes de la création théâtrale, Chef-d’œuvre offre une chose rare au public : les secousses fulgurantes de l’émotion et les accalmies apaisantes de la lucidité. ¶
Michel Dieuaide
Chef-d’œuvre, de Christian Lollike
Traduction : Catherine-Lise Dubost
Texte édité aux éditions Théâtrales, collection « Traits d’unions »
Mise en scène : Simon Delétang
Avec : Duncan Evennou, Ambre Kahan, Ophélie Maxo, François-Xavier Phan, Nicolas Lespagnol-Rizzi
Scénographie : Daniel Fayet
Création son : Nicolas Lespagnol-Rizzi
Création lumière : Ronan Bernard
Production : Théâtre Les Ateliers
Avec la participation du Théâtre national de Bretagne et de la compagnie Kiss my Kunst
Remerciements à la Comédie de Reims-C.D.N., Suzanne Wyniger, Leopoldo Siano, Nicolas Hénault, Pascal Hernandez et François Daudet
Théâtre Les Ateliers • 5, rue du Petit-David • 69002 Lyon
Tél. 04 78 37 46 30
Durée : 1 h 15
Du 13 au 17 mai 2013, du lundi au vendredi à 20 heures
Le Théâtre Les Ateliers est subventionné par le ministère de la Culture-D.R.A.C. Rhône-Alpes, le conseil général du Rhône, la ville de Lyon, la région Rhône-Alpes, et reçoit le soutien de l’O.N.D.A.